Mémoires au soleil

AVEC LES « MEMOIRES AU SOLEIL »* AZOUZ BEGAG SIGNE UNE OEUVRE INEDITE ET ORIGINALE.

En mettant bout à bout ses mémoires tirées de toute son enfance, l’auteur en s’interrogeant sur son passé, passe en revue celui de son père, de sa famille où l’exil prend toute sa place et où s’imposent de multiples questions identitaires. Un livre qui parle du déracinement mais qui célèbre la vie. Une suite sans aucun doute de cette histoire fabuleuse du « Gone du Chaâba » (1986), roman adapté avec succès au cinéma en 1998 par Christophe Ruggia qui lui a valu le Grand Prix du Festival de Cannes Jeunesse.

Une longue histoire lumineuse bien racontée dont Azouz Begag ne s’est jamais échappé. Laissant même parfois libre cours à une ironie mordante et incisive qu’il mêle à ses souvenirs de gosse qu’il était, allant même chercher au fond de sa mémoire d’écolier de quoi faire de ce récit rocambolesque, une histoire familiale généreuse, tendre et nostalgique à la fois. Et avec une remarquable honnêteté, il dresse le portrait sobre et sensible de son père Bouzid aux côtés de sa mère Messaouda toujours là, affectueuse. Sans jamais aussi déshumaniser les autres acteurs de son récit sortis on ne sait d’où, comme Amor Plastic le cafetier, Miloud Météo, Lunettes Noires ou Front Tatoué. Là dans ce café où justement le thé à la menthe coule à flots et les jeux de dominos viennent à faciliter l’amitié entre tous. En retraçant le quotidien singulier de sa vie de famille avec toutes ses péripéties comme il y en a beaucoup dans les familles émigrées, Azouz Begag, avec son écriture brillante se raconte autour du personnage central de son père atteint d’Alzheimer, qu’il accompagne au milieu d’illustres amis à lui. Eux aussi, cabossés par la vie, que le destin a toujours rapproché dans la salle de ce « café du soleil » lieu mythique de ce quartier de Lyon, seul lieu de rendez-vous des anciens. L’auteur dans tout ce tumulte qui l’entoure, avec ses incertitudes et ses espoirs, arpente les traces de son passé peuplé de rencontres variées et diverses comme pour suspendre un moment le temps qu’il veut bien consacrer à ce père accoutumé aux fugues perpétuelles, qu’il faut toujours aller chercher quelque part sous la protection vigilante de sa mère. Toujours là, présente pour éprouver seule, le sacré de toute une existence. Malgré tous les efforts, rien n’arrêtera la longue descente du père Bouzid vers la mort que l’auteur, avec une certaine profondeur d’esprit laisse imaginer sans souffrances. Lequel père est parti, sans jamais exaucer son rêve : celui de retourner dans son pays natal.

Ecrivain et fin connaisseur de la culture française et des problèmes liés à l’émigration, l’intégration ou encore la violence et la pauvreté, Azouz Begag, auteur de nombreux ouvrages, tente dans ce dernier roman tout de finesse et d’élégance, de faire dialoguer le passé et le présent de l’histoire de l’émigration à travers le parcours de son père en France. Un peu comme une quête de vérité dont il ne cessera jamais d’en parler. Et en hommage à son père, pour terminer, il livre dans ces pages, une part de sa vérité intime, savoureuse et attachante jusqu’à ce voyage en Algérie, au village de Bendiab près de Sétif, pour ce retour aux sources sur le parcours de vie de son père dont il ne trouvera nulle trace, tout en évoquant avec authenticité sa « famille d’extraterrestres » qu’il nomme ainsi.

Azouz Begag, invité à une rencontre-dédicace le 6 avril prochain avec le public d’Aix en Provence à la librairie de Provence à l’occasion de la parution de son ouvrage aux éditions du Seuil (Mars 2018) a livré en exclusivité à Reporters.dz ses impressions et surtout parlé de son expérience acquise dans les rouages de l’Etat en tant qu’ancien ministre de la Promotion de l’égalité des chances. Et d’évoquer plusieurs sujets comme sa carrière d’écrivain ou plus encore l’Algérie qu’il a au coeur.

JACKY NAIDJA

*Les Mémoires au soleil : Publié aux éditions du Seuil (Mars 2018)

Azouz BEGAG : Fils d’émigrés algériens. Né en 1957 à Villeurbanne. Écrivain, Essayiste et Romancier, chercheur en sociologie urbaine au CNRS, est l’auteur d’une cinquantaine d’ouvrages (romans et essais) et de plusieurs prix dont le Gone du Chaâba (1986), un mouton dans la baignoire (2007), la voix de son maître (2017) et la faute des autres (2017). Il a été aussi Ministre de la Promotion de l’égalité des chances de 2005 à 2007 dans le Gouvernement de Dominique de Villepin et de Jacques Chirac. Il a été fait Chevalier de la Légion d’honneur en 2005.

AZOUZ BEGAG A REPORTERS: « LES HISTOIRES DE L’ALGÉRIE ET DE LA FRANCE SONT IRRÉMÉDIABLEMENT LIÉES ET LEUR AVENIR AUSSI ».

AZOUZ BEGAG A REPORTERS: » LES HISTOIRES DE L’ALGERIE ET DE LA FRANCE SONT IRREMEDIABLEMENT LIEES ET LEUR AVENIR AUSSI ».

1/Reporters. dz :A propos de votre livre « les mémoires au soleil »,  qui vient de sortir, comment se porte sa promotion et comment est-il perçu par le public?

Azouz Begag : la promotion que j’ai entamée en direction du public des librairies se porte très bien. Je suis très encouragé car il y a eu un 2è tirage du livre depuis une semaine. C’est le signe que les libraires ont pris en main le destin de cet ouvrage. J’en suis très heureux car je rencontre beaucoup de public qui me le rend bien. Je croise les doigts pour le moment!

2/Reporters.dz : Ce roman ne serait-il pas une suite naturelle des mémoires du « Gone de la Chaâba » où je me trompe? En tous cas c’est comme ça qu’il est perçu…!

Azouz Begag : C’est très juste. En somme c’est la fin du Gone de la Chaâba et comme vous dites c’est une suite naturelle des mémoires…

3/Reporters.dz : Pensez-vous qu’il a une chance d’être adapté au cinéma comme le précédent livre qui d’ailleurs a reçu le prix….

Azouz Begag : Oui tout à fait. Parce que je suis moi même scénariste pour le cinéma et la télévision. Et j’écris les romans comme un parfait scénariste.

4/Reporters.dz : A ce propos justement, vous avez commencé votre carrière d’écrivain avec le roman et vous l’avez prolongé avec l’essai et les textes à thèses. Pourquoi?

Azouz Begag : Aujourd’hui il faut être littéraire mais en même temps sociologue, historien pour pouvoir élaborer une œuvre complète. Je crois que « les mémoires au soleil », est une œuvre complète parce qu’elle associe plusieurs disciplines: la sociologie, l’histoire, la géographie. Et c’est aujourd’hui à l’âge de mes 60 ans que je réalise l’accomplissement de mon travail d’écrivain après de nombreuses années d’écriture qui ont vu naitre de nombreux autres ouvrages. C’est vous dire aussi le temps passé, précieux et important dans ma vie.

5/Reporters.dz : Dans le travail du texte à thèses, vous semblez avoir rapidement basculé du texte universitaire et académique à celui du grand public. Est- ce alors un besoin de vous faire davantage entendre et mieux comprendre?

Azouz Begag : Les travaux des scientifiques ne constituent qu’une minorité du public. Et moi, depuis toujours, j’ai eu cette ambition de changer quelque chose dans la société. C’est avant tout de faire en sorte que le grand public soit mon objectif en priorité… J’écris de telle manière que le grand public puisse me lire aisément. C’est un peu ma problématique de l’égalité des chances car je veux que tous mes travaux soient accessibles au plus grand nombre pour pouvoir accéder à la lecture de mes ouvrages et mieux me faire entendre et comprendre. Oui, il est vrai qu’il y a un réel besoin de se faire comprendre tout au moins par les plus modestes, les enfants, puisque j’ai beaucoup écrit pour eux. Mais aussi les pauvres qui doivent comprendre combien c’est important la lecture, l’écriture, en somme l’éducation. C’est pour cela que je fais en sorte que les gens défavorisés dans la société puissent accéder facilement à mes travaux.

6/Reporters.dz : Vous faites souvent l’éloge de la double culture, une posture difficile à soutenir pourtant. Pourquoi y tenez-vous à ce point?

Azouz Begag : Non. Pas particulièrement. Parce qu’une très grande partie de la population française est issue d’une culture mixte ou en tous cas d’une culture hybride : en exemple les espagnols, les portugais, les italiens, les polonais, les maghrébins, qui font un peuple qui vient de partout et ça fait la richesse de la France d’aujourd’hui. Tout en s’emparant de la langue française pour écrire des livres, faire des films et en tout voilà 250 millions de francophones dans le monde.

7/Reporters.dz : Vous avez été ministre de la République, quelle expérience gardez-vous de votre mandat. Ce titre vous sert-il encore?

Azouz Begag: C’est une expérience très enrichissante. Mais pas de tout repos surtout durant la période de ma nomination avec les émeutes des banlieues qui ont suivi. De mon point de vue, aujourd’hui un écrivain reconnu dans la société française a plus de pouvoir qu’un ministre, pour la simple raison qu’un écrivain est un homme libre. Alors qu’un ministre est un homme bridé. Je dirais que le titre de ministre ne me sert pas du tout. Et je n’ai pas quitté la politique pour me taire bien que j’en garde quand même un bon souvenir. Rappelant au passage « qu’il n’était pas entré au gouvernement par charité » mais  » pour donner à la France le goût de la diversité. »

8/Reporters.dz : La France et l’Algérie sont toujours à la recherche d’une relation à la hauteur de leurs ambitions malgré quelques contentieux. Comment voyez- vous cette relation avec le temps qui passe?

Azouz Begag : Je crois que mon roman va contribuer à rapprocher encore plus ces deux pays parce qu’il leur parle, en même temps il tend à rapprocher leur histoire. Personnellement lorsque je suis parti à la recherche de mes ancêtres morts en 1917 dans la Somme, ces petits éléments de mon autobiographie ont eu surtout pour valeur de faire comprendre que les histoires de la France et de l’Algérie sont irrémédiablement liées et par voie de conséquence leur avenir aussi. Les millions de français d’origine algérienne sont tous de près ou de loin des ambassadeurs de la construction de cette relation Franco-Algérienne qui s’est établie depuis fort longtemps, avant tout sur la base de la langue française. L’équilibre viendra avec le temps, car cela fait à peine 70 ans que la guerre d’Algérie est terminée. Les générations à venir ne pourront que vivre de manière plus apaisée. Il y a donc de mon point de vue toutes les raisons d’être optimiste aujourd’hui car il y a tout à gagner à vivre une relation apaisée et durable dans l’intérêt des deux pays et des deux peuples.

9/Reporters.dz :  L’Algérie célèbre aujourd’hui l’anniversaire du 19 mars 1962. Une date historique du cessez- le feu et des accords d’Evian. Qu’est ce que cela signifie pour vous en tant que sociologue et politique à la fois ?

Azouz Begag : de la part du politique, j’ai un point de vue positif qui a compris dans les années 60 qu’un pays ne pourrait pas imposer sa domination sur un autre pays et que le processus d’autonomisation et d’indépendance des nations était irrémédiable. L’expression de la liberté par toutes les nations du monde est un processus plus fort que tout. Les dirigeants algériens et français de l’époque l’avaient bien compris à temps pour mettre fin à une guerre par le cessez- le feu et garantir la paix par des accords d’Evian.

10/Reporters.dz : Comment voyez-vous l’avenir de l’Algérie à la veille de nouvelles élections présidentielles en 2019 ?

Azouz Begag :  l’avenir de l’Algérie comme celui des pays du Maghreb est lié intrinsèquement à celui de l’Europe, de la Chine, de l’Afrique. C’est le cycle de la mondialisation, non plus seulement dans la relation bilatérale avec la France. Il y a par exemple un nombre impressionnant de chinois qui contribuent à bâtir l’avenir dans cette partie du monde. Cela est un signe très fort de coopération internationale. Désormais l’avenir se conçoit en terme planétaire, en terme multilatéral, en terme de globalisation. Il faut voir cette évolution de l’Algérie, un pays de 40 millions d’habitants comme une évolution positive à l’exemple de son voisin le Maroc qui évolue pareillement tout en sachant que la Tunisie et la Lybie ont de sérieux problèmes liés particulièrement à des difficultés économiques. Bien entendu, il faut toujours espérer un renouveau pour le pays.

11/Reporters.dz : Que dites vous sur cette jeunesse algérienne dont plus de 60% ont moins de 25 ans et qui est enclin à des difficultés notamment le chômage?

Azouz Begag : S’il n’y a pas de développement économique immédiat, susceptible de créer des emplois à cette jeunesse à court ou moyen terme, on va droit à une catastrophe dans toute la région. Ce n’est pas seulement l’Algérie qui est le plus concernée mais tout le Maghreb à qui il faut apporter une politique globale pour reconsidérer les besoins de cette jeunesse et lui redonner la fierté qu’elle mérite, sinon la mer Méditerranée va continuer à être le cimetière à ciel ouvert pour des dizaines de milliers de jeunes en plein désespoir.

12/Reporters.dz : Sur la femme algérienne, comment voyez- vous sa place dans la société actuelle quand on sait que l’Algérie a progressé avec plus de 30% de femmes élues dans la représentation nationale?

Azouz Begag : Il est bien évident que c’est par la femme que vont encore se produire de principales avancées sociales et humaines. C’est un bel exemple de l’Algérie. Mais les femmes maghrébines en général ne nous ont pas attendu pour aller vers leur autonomisation et leur liberté puisqu’il faut reconnaitre que dans les universités du Maghreb, ce sont les femmes qui sont majoritaires. Elles ont déjà leur destin en mains et je vois ça très bien comme cela. Je suis même très content de voir qu’il y a à peine un mois, en Arabie Saoudite, les femmes ont pu être autorisées à conduire leurs voitures même si cela n’a pas été facile à gagner. La femme aujourd’hui dans le monde arabo-musulman est le fer de lance de la libéralisation de nos pays trop longtemps ancrés dans l’archaïsme. De très grands efforts sont menés aussi au Maroc et en Tunisie et la tendance de cette évolution par rapport à celle de l’Algérie reste pratiquement la même dans toute cette région.

13/Reporters.dz : Quand vous entendez parler de discrimination, de harcèlement sexuel au travail et de sexisme, quels sont les éléments de votre compréhension sur ces sujets?

Azouz Begag : Ce sont des mouvements irréversibles qu’il faut comprendre par le respect des femmes avant tout. Leur autonomie est un fleuron de la liberté comme partout dans le monde et c’est en observant la façon dont on traite les femmes que l’on observe les progrès d’une société. En France, il existe des lois et celles à venir prochainement sur ces sujets principalement vont constituer un sévère barrage à ces dérives.

14/Reporters.dz : Vous êtes attendu à Aix en Provence le 6 avril prochain pour une rencontre- dédicace de votre livre à la librairie de Provence, avec le public aixois. Avez-vous un message particulier à transmettre?

Azouz Begag :  Je réponds avec plaisir à une invitation de la librairie de Provence par l’intermédiaire de Christophe Lépine son directeur. J’en suis ravi et c’est une bonne occasion de rencontrer tous les publics, les universitaires, les gens des quartiers, d’origine différente, de religion différente et je leur dis avec Azouz Begag, il n’y a pas de censure. Je vous raconterai toutes mes vérités.

Propos recueillis par Jacky NAIDJA et Nordine AZZOUZ.

LES MÉMOIRES AU SOLEIL* DE AZOUZ BEGAG

J’ai lu cet ouvrage avec un intérêt particulier, venant de quelqu’un que j’admire pour son écriture et pour un tas d’autres choses particulièrement son engagement politique et social dans la République.. J’ai donc traversé la vie des Begag en long et en large grâce à cette histoire bien racontée où l’auteur au grand cœur a mis une passion dévorante pour nous laisser aller vers ses mémoires les plus enfouies en lui. Un livre souvenir sorti de ses entrailles qui rend hommage au parcours de son père Bouzid atteint de la maladie d’Alzheimer aux côtés de sa mère Messaouda sans oublier ce côté affectueux et tendre qu’il a aussi pour elle. Une histoire familiale, culte. Comme il y en a beaucoup dans les familles émigrées ne parvenant pas à la fin de leur vie à exaucer leur rêve: retourner dans leur pays. Azouz Begag avec son écriture brillante se raconte autour du personnage central de son père qu’il accompagne au milieu d’autres illustres amis à lui, cabossés par la vie que le destin a toujours rapproché dans la salle de ce « café du soleil » de Lyon, lieu mythique du quartier seul rendez-vous des anciens où le thé à la menthe coule à flot et le jeu de dominos facilite l’amitié entre des personnages sortis on ne sait d’où, comme Amor Plastic le patron du café, Miloud Météo, Lunettes noires ou Front tatoué… Dans son roman, l’auteur excelle à mêler son ironie mordante aux souvenirs de gosse qu’il va chercher même au fond de sa mémoire d’écolier pour faire de ce récit rocambolesque, une histoire tellement généreuse, nostalgique et triste à la fois. Toute une histoire dédiée en hommage à son père en fin de vie mais bourrée d’humour. C’est du « Begag » comme je dirais du « Fellag » qui vient avec ses mots à lui livrer ici une part de sa vérité intime, savoureuse et attachante jusqu’à aller en Algérie, à Bendiab, un village près de Sétif, pour ce retour aux sources sur le parcours de vie de son père dont il ne trouvera nullement trace. Et d’évoquer longuement et avec authenticité « sa famille d’extraterrestres » accompagnant son père jusqu’à son dernier souffle.

Un livre que je relirais volontiers et que je recommande!

JACKY NAIDJA

 

* Les mémoires au soleil » livre publié aux éditions du Seuil (Mars 2018)

AZOUZ BEGAG : Ecrivain et chercheur en sociologie urbaine au CNRS est auteur d’une cinquantaine de romans et d’essais dont le Gone du Chaâba (1986), un mouton dans la baignoire (2007), la voix de son maître (2017) et la faute aux autres (2017).

Il a été aussi Ministre de la Promotion de l’égalité des chances de 2005 à 2007 dans le Gouvernement de Dominique de Villepin et de Jacques Chirac.

GHALEB BENCHEIKH

ENTRETIEN AVEC GHALEB BENCHEIKH* SPECIALISTE DES QUESTIONS D’ISLAM EN FRANCE EN EXCLUSIVITE POUR REPORTERS.DZ

Répondant à nos questions avec sa franchise habituelle et toute son honnêteté intellectuelle, Ghaleb Bencheikh, modeste et affable, tente de nous faire comprendre avec raison et une certaine vertu de la liberté à laquelle il est tant attaché, l’évolution du monde musulman et nous propose des outils et des angles d’attaque inédits sur la restructuration de l’islam voulue par le Président Macron. Le problème des mosquées en France, la place de la femme dans l’islam ou encore les rapports Franco-algériens sur la question des archives détenues encore en France. Abordant son ouvrage « Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes » qu’il vient de publier aux éditions JC Lattès, enrichi au fil des temps par ses notes extirpées de ses conférences depuis les attentats, dans lequel il se livre sans ambigüité aucune, via un domaine de connaissances sur l’islam, la laïcité et la démocratie en France. C’est un exercice habituel pour lui que de parler de ce qui l’anime en permanence, sa vision de l’avenir du monde musulman dans sa marche vers le 21ème siècle, lui préférant la modernité, mieux une renaissance: celle d’un nouvel esprit en tous cas. Un livre dense de 200 pages écrites minutieusement, et tout à fait accessible, un triptyque nous dira-t-il, le premier qui va s’interroger sur les enjeux et les mutations de notre société, reflet de notre histoire, de notre pensée espérant en tous cas des rapprochements plus féconds vers de nouvelles voies dans l’acquisition du savoir.

« l’auteur qui connait parfaitement le Coran pour l’avoir appris, lu et relu souvent vient de démontrer dans ce livre, que la laïcité se pense en dehors d’une quelconque lecture du texte sacré, mais c’est en organisant de manière positive le principe de laïcité, en tant que musulman, inscrit dans l’espace commun de la République, parce qu’on est citoyen et musulman, comme on peut être chrétien, juif, croyant ou non croyant, qu’on peut faire la part des choses entre les affaires des hommes et les affaires de Dieu…Avec un détour, celui de l’intelligence qui prend du temps mais qui apaise et légitime. » (Extraits de la quatrième de couverture)

Reporters.dz : Le Président Emmanuel Macron veut restructurer l’Islam en France. Pensez-vous que cette démarche des pouvoirs publics est judicieuse, bienvenue et que l’Islam est bien représenté en France malgré ses nombreux interlocuteurs?

Ghaleb Bencheikh: La bonne réponse serait de dire, hélas, l’Islam n’est pas bien structuré. Il faut reconnaître que si l’Islam était bien représenté, les gouvernements successifs depuis un quart de siècle, au moins, n’auraient pas éprouvé le besoin de l’organiser. Certes, la tradition islamique, notamment dans son obédience sunnite, ne reconnait pas une autorité centrale. Il est vrai que sa représentation n’est pas unitaire. Mais devant, l’incurie organique qui prévaut, répond une volonté des pouvoirs publics en France de changer les choses. En réalité, nous sommes devant un grand paradoxe. Il nous incombe de le rompre parce que nous sommes dans un Etat laïc et la séparation de la politique d’avec la religion est inscrite dans la loi du 9 décembre 1905. On constate alors que les pouvoirs publics veulent s’immiscer dans l’organisation d’un culte au sein de la République et cela n’est pas normal eu égard à la laïcité de l’Etat. En même temps, les pouvoirs publics veulent avoir un interlocuteur privilégié, compétent, sérieux à qui ils doivent avoir affaire. Je peux comprendre que le président Macron et son ministre Gérard Colomb veuillent avoir en face d’eux une organisation saine, solide, composée de gens à la hauteur des enjeux cruciaux. Cette démarche en elle-même est judicieuse et même nécessaire. Malheureusement malgré tout ce que l’on peut penser, il faut passer par là pour avoir en définitive un partenaire compétent, reconnu et fin connaisseur de la réalité islamique en France. Et ainsi mettre l’islam à sa bonne place avec une composante islamique de la nation mieux organisée, sereine et apaisée. Depuis longtemps ce fut toujours le recteur de la grande mosquée de Paris qui était, de facto, l’interlocuteur privilégié. Depuis le CFCM (conseil français du culte musulman) qui n’a pas su ou pas pu fédérer autour de lui toute la communauté musulmane de France, se sont créées plusieurs chapelles qui n’ont pas gagné en crédibilité.

Reporters.dz : A côté de cela, il y a le problème des mosquées qui reste toujours posé quant à leur mode de fonctionnement, comme sur leurs financements ou encore la formation des imams par exemple. Qu’en pensez-vous?

Galeb Bencheikh : Suite au volontarisme du Président Macron, peut-être va-t-on vers une bonne solution. En tous cas, de mon point de vue personnel, il y a trois points fondamentaux et particulièrement essentiels: Le recensement des mosquées et leur officialisation, la formation des imams et le financement du culte. On parle de deux mille cinq cents mosquées en France, ce n’est peut-être pas suffisant au regard du nombre de fidèles. Mais il faut aussi des lieux de culte dignes et transparents pour la gestion paisible pour la pratique religieuse. En réalité, le plus important, c’est de savoir qui contrôle ces mosquées? Qui sont les imams? Sont-ils bien formés, ouverts au dialogue, à l’altérité confessionnelle? Ce sont des questions importantes qu’il faut vouloir régler avant tout. Concernant la formation des imams, j’ai toujours pensé que – bien que je ne sois pas pour que le concordat perdure – dès lors que le régime concordataire existe il faudrait qu’il soit étendu à l’islam. Il faudrait qu’il y ait un séminaire, une faculté ou un institut de théologie islamique pour former les imams en France sur les deniers publics en attendant de trouver une solution ailleurs. Il faut également que les imams soient formés à l’esprit gallican : marier l’héritage culturel, le patrimoine français avec la théologie islamique. Sur le financement, il faut être extrêmement vigilant quant aux engagements financiers occultes et notamment ceux provenant de certains pays, car ils deviennent de fait des Etats qui s’ingèrent dans la souveraineté nationale. Parce que celui qui finance dicte obligatoirement ses conditions, celui qui rémunère l’orchestre, choisit la musique. Et si les financements sont transparents et qu’on peut faire appel à des souscriptions nationales et internationales, pourquoi pas? N’oublions pas que l’église orthodoxe de Paris a été financée par des deniers étatiques russes. Simplement, il faut que cela soit contrôlé par un organisme comme la Cour des Comptes, par exemple. Ou alors faire en sorte que la « Zakat » l’aumône dite légale, une fois qu’elle a bénéficié aux nécessiteux et aux indigents, une partie restante pourrait revenir à l’organisation du culte islamique en France. Et, il y a la redevance du marché Halal, il faudrait qu’elle puisse autofinancer la pratique cultuelle également. Tout cela peut être clarifié en toute transparence.

Reporters.dz : L’Islam et la place de la Femme. Parlez-nous de cette charte en 10 points, élaborée récemment par des théologiens experts de la Grande Mosquée de Paris et à l’initiative de Dalil Boubakeur, qui veut lutter contre une lecture rétrograde du Coran et codifier la place de la femme dans l’Islam?  Qu’est- ce que cela représente pour vous?

GhalebBencheikh: à propos de la place de la femme, nous avons toujours entendu les islamistes affirmer que le Coran lui a accordé des droits qu’elle n’avait pas en son milieu dans la péninsule Arabique au VIIe siècle. Elle est devenue héritière alors qu’elle faisait partie du patrimoine à léguer. Devenue témoin alors qu’elle n’avait pas une parole qu’on entendait pendant qu’on a limité la polygamie à quatre femmes, de ce fait, le Coran lui avait donné toute sa dignité. Ce sont des choses que nous serine tous les jours la propagande islamiste. La seule chose ennuyeuse dans cette affaire, c’est qu’on a figé des dispositions législatives à un moment donné de l’histoire qui, à l’époque constituait peut-être ce fameux progrès dont on se gargarise. Mais, maintenant cela devient une régression terrible. Au XXIe siècle on doit considérer le droit comme une émanation rationnelle des hommes, s’appliquant aux hommes, pour le bien-être des hommes. C’est un droit positif qui tient compte de l’évolution des sociétés. De ce point de vue les sociétés musulmanes ont à évoluer en affirmant pleinement l’égalité ontologique et juridique « homme/femme ». Dans ce cas, elles entreront de plain-pied dans la modernité, dans le progrès, dans l’humanisme avec des valeurs universelles. Sinon, elles écoutent ce que leur racontent les doctrinaires islamistes et elles restent dans la régression tragique et l’arriération. Il est temps de s’insurger contre le statut infrahumain que connaissent encore de nombreuses femmes dans les sociétés musulmanes.

Quant à la charte que vous évoquez, l’important n’est pas tant son contenu, mais le respect des lois de la République. Si on est citoyen français ou résidant en France, on se doit d’appliquer les lois de la république française. Il se trouve aussi que les lois sont évolutives. Si on n’est pas d’accord on « jouera » sur l’alternance politique et on fera en sorte de changer la loi. A ce sujet, nous nous devons de nous appliquer les lois démocratiques à propos de l’égalité homme/femme et surtout le respect absolu et scrupuleux de la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire. Cette égalité et ce respect sont une valeur fondamentale en laquelle nous croyons tous, citoyens musulmans et non musulmans. De ce point de vue, nous n’avons pas besoin d’une quelconque charte qui n’a pas une valeur juridique du reste, car dès lors qu’on évoque une charte, on insinue dès le départ une singularité. Elle implique l’idée qu’on pourrait se mettre en dehors de la législation en vigueur.

Reporters.dz : Parlons maintenant des rapports entre la France et l’Algérie sur l’histoire mémorielle qui n’est pas tout à fait accomplie quand on sait que l’Algérie n’a toujours pas récupéré ses archives détenues en France. On parle seulement de 2% environ aujourd’hui. Qu’en est-il au juste selon vous ?

Ghaleb Bencheikh: A un moment donné, il faut qu’on sorte de l’histoire officielle. C’est une marque d’arriération que de croire que le politique peut régenter l’histoire et lui imprimer un caractère officiel. En ce qui concerne la France et l’Algérie, il y a, certes, un sérieux problème d’archives quant à leur restitution. Les relations franco-algériennes ont toujours été des relations passionnées, passionnelles. Il faut savoir les dépasser aujourd’hui, nous l’avons toujours dit. La France et l’Algérie ont un avenir commun et l’axe Paris-Alger est un axe structurant dans l’avenir des peuples algérien et français et par-delà dans toute la région. Ces 2% d’archives mis à disposition de l’Algérie par la France restent en décade ce qui est requis pour l’écriture d’une histoire objective. Il incombe donc aux autorités françaises de s’acquitter de cette dette et de remettre les archives à leurs destinataires: les Algériens. Puis, il faut les confier aux Archives nationales ou aux institutions officielles comme les universités, les bibliothèques où les historiens, universitaires, chercheurs, et autres étudiants pourront travailler librement.

Reporters.dz : D’après ma collègue Zahra Ferhati, journaliste TV que j’ai associée à ce questionnement, les sociétés musulmanes ont certes évolué. L’apport économique de la gente féminine est indéniable de ce côté là. Aussi est-il logique que la loi sur l’héritage notamment sur la part des femmes reste la même qu’à l’époque où la femme était un objet économique? Quel est donc votre sentiment à cet égard?

Ghaleb Bencheikh : Je répondrai non. Car on ne peut pas figer la dévolution successorale au temps du VIIe siècle. La femme est aussi actrice du développement économique et continuer à lui attribuer une demi-part d’héritage est injuste. Les islamistes rétorqueront que ce n’est pas toujours le cas, que la femme jouit de l’autonomie financière, qu’elle n’est pas tenue de subvenir aux besoins de la famille…Or, tout cela relève d’un modèle ancien, dépassé. Il est totalement obsolète. Et encore une fois, à notre époque contemporaine, l’homme et la femme doivent ensemble œuvrer au bien-être de la famille. Continuer à cryogéniser, à fossiliser, à calcifier des dispositions législatives et des normes juridiques du VIIème siècle est inique et inacceptable.

Reporters.dz : Aujourd’hui, la femme musulmane a accédé à des postes très sensibles dans la gestion de la cité mais reste encore mineure par rapport au mariage. Qu’en dites-vous?

Ghaleb Bencheikh : Dans les sociétés à majorité musulmane, en particulier dans le cas algérien, la femme peut accéder en théorie à la magistrature suprême. Imaginons un seul instant qu’on ait une femme présidente de la République qui veut se marier. Se posera une question: Est-ce qu’à ce moment-là, alors qu’elle commande aux destinées de la nation, aura-t-elle besoin d’un tuteur pour se marier?  C’est un non-sens total. Il faut l’abolir. La femme n’a pas besoin d’un tuteur si elle a envie de se marier ou de voyager.

Reporters.dz : Croyez-vous un instant que le monde musulman est prêt à une relecture du texte coranique dans son contexte historique et cultuel pour une mise à jour moderne?

Ghaleb Bencheikh : Si le monde musulman n’est pas prêt à faire une relecture moderne ou une mise à jour de la compréhension du texte coranique, il signera sa régression tragique. La question sera alors « être ou ne pas être musulman…au XXIe siècle ». Il faut pourtant savoir relativiser le texte à son contexte et ne pas l’utiliser comme un prétexte pour un nouveau contexte, sinon on prendra en otage le texte. En fait, on est obligé d’avoir une interprétation pour que les croyants puissent vivre en bonne conscience avec l’intelligence hybride, celle du cœur et de l’esprit et renouer avec l’humanisme d’expression arabe en contextes islamiques. Cet humanisme est oblitéré, occulté, ignoré, effacé des mémoires, insoupçonné. Pour le ranimer, le revivifier et le conjuguer avec d’autres apports venant d’autres horizons confessionnels et civilisationnels, il faut alors avoir cette nouvelle lecture hardie, appropriée avec les outils de l’intelligence et de la connaissance: l’herméneutique, l’exégèse moderne, la philologie, l’historiographie, la linguistique, la sémiotique…Encore une fois, toutes ces disciplines des sciences de l’homme et de la société doivent concourir à comprendre le texte d’une manière intelligente et élévatrice.

Reporters.dz : Parlez- nous de votre dernier ouvrage le « Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes »* qui vient de paraitre  aux éditions Lattès.

Ghaleb Bencheikh :Dans ce premier volet (c’est un triptyque, ndlr) j’aborde les questions relatives à la laïcité et la sécularisation. Il faut comprendre cette dernière – une fois théorisée – comme un bien pour les sociétés musulmanes. Parce qu’avoir des individus qui viennent nous dire qu’ils ont su pénétrer « le désir politique » de Dieu, c’est un mensonge manifeste. Tout comme ceux qui disent qu’ils ont réussi à scruter la volonté divine et qu’ils sont les seuls à l’avoir comprise pour vouloir l’imposer à leurs semblables. C’est aussi faux. N’importe qui est devenu le procurateur de Dieu et le défenseur exclusif de ses droits sur terre. Il est vrai que par essence, l’islam est une religion monothéiste vénérant un dieu unique, Dieu de bonté, d’amour et de miséricorde, mais l’organisation de la cité est avant tout une affaire humaine. L’ouvrage est écrit comme une compilation de plusieurs conférences prononcées afin de donner une assise doctrinale à la désintrication de la politique d’avec la religion islamique. A mon niveau et très modestement, j’essaie de montrer qu’à travers l’histoire, bien qu’il n’y eût pas eu une science politique autonome en contextes islamiques, il y eut une véritable tradition de « miroirs des princes ». Le théologico-politique s’est affirmé en se crispant davantage avec le wahhabisme et avec la doctrine des « Frères musulmans ». La révolution khomeyniste n’a rien arrangé dans l’obédience shiite. Il est temps de revenir à la démocratie et au respect des libertés fondamentales.

« Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes » est un livre qui traite de la désacralisation de la violence et surtout de l’égalité homme/femme. Une réflexion sur l’islamophobie, sur la liberté de conscience, la législation positive ou « le positivisme juridique » complète l’ensemble. De ce fait, les sociétés musulmanes évolueront quand elles laisseront place au droit positif au 21ème siècle : « On ne coupe pas la main du voleur, on ne lapide pas les femmes, on ne bastonne pas les impudents »!

Une proposition de lecture à la faveur de la modernité et la démocratie.

* Paru aux éditions JC Lattés. Février 2018. 16 euros.

*Ghaleb Bencheikh : Docteur ès sciences, formé en philosophie et en théologie, est unislamologue franco-algérien. Il est auteur de nombreux ouvrages et essais ayant trait au fait islamique, à la laïcité et bien d’autres sujets sur les problématiques des sociétés contemporaines. Ses conférences sont réputées dans les colloques nationaux et internationaux. Il est aussi Producteur et animateur de l’émission « Questions d’Islam » chaque dimanche sur France Culture et présente l’émission Islam sur France2. Membre du bureau de la Fondation de l’Islam en France, il préside aux destinées de la Conférence mondiale pour la Paix.

Propos recueillis par Jacky NAIDJA

avec la collaboration de Zahra FERHATI