ENTRETIEN AVEC GHALEB BENCHEIKH* SPECIALISTE DES QUESTIONS D’ISLAM EN FRANCE EN EXCLUSIVITE POUR REPORTERS.DZ
Répondant à nos questions avec sa franchise habituelle et toute son honnêteté intellectuelle, Ghaleb Bencheikh, modeste et affable, tente de nous faire comprendre avec raison et une certaine vertu de la liberté à laquelle il est tant attaché, l’évolution du monde musulman et nous propose des outils et des angles d’attaque inédits sur la restructuration de l’islam voulue par le Président Macron. Le problème des mosquées en France, la place de la femme dans l’islam ou encore les rapports Franco-algériens sur la question des archives détenues encore en France. Abordant son ouvrage « Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes » qu’il vient de publier aux éditions JC Lattès, enrichi au fil des temps par ses notes extirpées de ses conférences depuis les attentats, dans lequel il se livre sans ambigüité aucune, via un domaine de connaissances sur l’islam, la laïcité et la démocratie en France. C’est un exercice habituel pour lui que de parler de ce qui l’anime en permanence, sa vision de l’avenir du monde musulman dans sa marche vers le 21ème siècle, lui préférant la modernité, mieux une renaissance: celle d’un nouvel esprit en tous cas. Un livre dense de 200 pages écrites minutieusement, et tout à fait accessible, un triptyque nous dira-t-il, le premier qui va s’interroger sur les enjeux et les mutations de notre société, reflet de notre histoire, de notre pensée espérant en tous cas des rapprochements plus féconds vers de nouvelles voies dans l’acquisition du savoir.
« l’auteur qui connait parfaitement le Coran pour l’avoir appris, lu et relu souvent vient de démontrer dans ce livre, que la laïcité se pense en dehors d’une quelconque lecture du texte sacré, mais c’est en organisant de manière positive le principe de laïcité, en tant que musulman, inscrit dans l’espace commun de la République, parce qu’on est citoyen et musulman, comme on peut être chrétien, juif, croyant ou non croyant, qu’on peut faire la part des choses entre les affaires des hommes et les affaires de Dieu…Avec un détour, celui de l’intelligence qui prend du temps mais qui apaise et légitime. » (Extraits de la quatrième de couverture)
Reporters.dz : Le Président Emmanuel Macron veut restructurer l’Islam en France. Pensez-vous que cette démarche des pouvoirs publics est judicieuse, bienvenue et que l’Islam est bien représenté en France malgré ses nombreux interlocuteurs?
Ghaleb Bencheikh: La bonne réponse serait de dire, hélas, l’Islam n’est pas bien structuré. Il faut reconnaître que si l’Islam était bien représenté, les gouvernements successifs depuis un quart de siècle, au moins, n’auraient pas éprouvé le besoin de l’organiser. Certes, la tradition islamique, notamment dans son obédience sunnite, ne reconnait pas une autorité centrale. Il est vrai que sa représentation n’est pas unitaire. Mais devant, l’incurie organique qui prévaut, répond une volonté des pouvoirs publics en France de changer les choses. En réalité, nous sommes devant un grand paradoxe. Il nous incombe de le rompre parce que nous sommes dans un Etat laïc et la séparation de la politique d’avec la religion est inscrite dans la loi du 9 décembre 1905. On constate alors que les pouvoirs publics veulent s’immiscer dans l’organisation d’un culte au sein de la République et cela n’est pas normal eu égard à la laïcité de l’Etat. En même temps, les pouvoirs publics veulent avoir un interlocuteur privilégié, compétent, sérieux à qui ils doivent avoir affaire. Je peux comprendre que le président Macron et son ministre Gérard Colomb veuillent avoir en face d’eux une organisation saine, solide, composée de gens à la hauteur des enjeux cruciaux. Cette démarche en elle-même est judicieuse et même nécessaire. Malheureusement malgré tout ce que l’on peut penser, il faut passer par là pour avoir en définitive un partenaire compétent, reconnu et fin connaisseur de la réalité islamique en France. Et ainsi mettre l’islam à sa bonne place avec une composante islamique de la nation mieux organisée, sereine et apaisée. Depuis longtemps ce fut toujours le recteur de la grande mosquée de Paris qui était, de facto, l’interlocuteur privilégié. Depuis le CFCM (conseil français du culte musulman) qui n’a pas su ou pas pu fédérer autour de lui toute la communauté musulmane de France, se sont créées plusieurs chapelles qui n’ont pas gagné en crédibilité.
Reporters.dz : A côté de cela, il y a le problème des mosquées qui reste toujours posé quant à leur mode de fonctionnement, comme sur leurs financements ou encore la formation des imams par exemple. Qu’en pensez-vous?
Galeb Bencheikh : Suite au volontarisme du Président Macron, peut-être va-t-on vers une bonne solution. En tous cas, de mon point de vue personnel, il y a trois points fondamentaux et particulièrement essentiels: Le recensement des mosquées et leur officialisation, la formation des imams et le financement du culte. On parle de deux mille cinq cents mosquées en France, ce n’est peut-être pas suffisant au regard du nombre de fidèles. Mais il faut aussi des lieux de culte dignes et transparents pour la gestion paisible pour la pratique religieuse. En réalité, le plus important, c’est de savoir qui contrôle ces mosquées? Qui sont les imams? Sont-ils bien formés, ouverts au dialogue, à l’altérité confessionnelle? Ce sont des questions importantes qu’il faut vouloir régler avant tout. Concernant la formation des imams, j’ai toujours pensé que – bien que je ne sois pas pour que le concordat perdure – dès lors que le régime concordataire existe il faudrait qu’il soit étendu à l’islam. Il faudrait qu’il y ait un séminaire, une faculté ou un institut de théologie islamique pour former les imams en France sur les deniers publics en attendant de trouver une solution ailleurs. Il faut également que les imams soient formés à l’esprit gallican : marier l’héritage culturel, le patrimoine français avec la théologie islamique. Sur le financement, il faut être extrêmement vigilant quant aux engagements financiers occultes et notamment ceux provenant de certains pays, car ils deviennent de fait des Etats qui s’ingèrent dans la souveraineté nationale. Parce que celui qui finance dicte obligatoirement ses conditions, celui qui rémunère l’orchestre, choisit la musique. Et si les financements sont transparents et qu’on peut faire appel à des souscriptions nationales et internationales, pourquoi pas? N’oublions pas que l’église orthodoxe de Paris a été financée par des deniers étatiques russes. Simplement, il faut que cela soit contrôlé par un organisme comme la Cour des Comptes, par exemple. Ou alors faire en sorte que la « Zakat » l’aumône dite légale, une fois qu’elle a bénéficié aux nécessiteux et aux indigents, une partie restante pourrait revenir à l’organisation du culte islamique en France. Et, il y a la redevance du marché Halal, il faudrait qu’elle puisse autofinancer la pratique cultuelle également. Tout cela peut être clarifié en toute transparence.
Reporters.dz : L’Islam et la place de la Femme. Parlez-nous de cette charte en 10 points, élaborée récemment par des théologiens experts de la Grande Mosquée de Paris et à l’initiative de Dalil Boubakeur, qui veut lutter contre une lecture rétrograde du Coran et codifier la place de la femme dans l’Islam? Qu’est- ce que cela représente pour vous?
GhalebBencheikh: à propos de la place de la femme, nous avons toujours entendu les islamistes affirmer que le Coran lui a accordé des droits qu’elle n’avait pas en son milieu dans la péninsule Arabique au VIIe siècle. Elle est devenue héritière alors qu’elle faisait partie du patrimoine à léguer. Devenue témoin alors qu’elle n’avait pas une parole qu’on entendait pendant qu’on a limité la polygamie à quatre femmes, de ce fait, le Coran lui avait donné toute sa dignité. Ce sont des choses que nous serine tous les jours la propagande islamiste. La seule chose ennuyeuse dans cette affaire, c’est qu’on a figé des dispositions législatives à un moment donné de l’histoire qui, à l’époque constituait peut-être ce fameux progrès dont on se gargarise. Mais, maintenant cela devient une régression terrible. Au XXIe siècle on doit considérer le droit comme une émanation rationnelle des hommes, s’appliquant aux hommes, pour le bien-être des hommes. C’est un droit positif qui tient compte de l’évolution des sociétés. De ce point de vue les sociétés musulmanes ont à évoluer en affirmant pleinement l’égalité ontologique et juridique « homme/femme ». Dans ce cas, elles entreront de plain-pied dans la modernité, dans le progrès, dans l’humanisme avec des valeurs universelles. Sinon, elles écoutent ce que leur racontent les doctrinaires islamistes et elles restent dans la régression tragique et l’arriération. Il est temps de s’insurger contre le statut infrahumain que connaissent encore de nombreuses femmes dans les sociétés musulmanes.
Quant à la charte que vous évoquez, l’important n’est pas tant son contenu, mais le respect des lois de la République. Si on est citoyen français ou résidant en France, on se doit d’appliquer les lois de la république française. Il se trouve aussi que les lois sont évolutives. Si on n’est pas d’accord on « jouera » sur l’alternance politique et on fera en sorte de changer la loi. A ce sujet, nous nous devons de nous appliquer les lois démocratiques à propos de l’égalité homme/femme et surtout le respect absolu et scrupuleux de la liberté de conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire. Cette égalité et ce respect sont une valeur fondamentale en laquelle nous croyons tous, citoyens musulmans et non musulmans. De ce point de vue, nous n’avons pas besoin d’une quelconque charte qui n’a pas une valeur juridique du reste, car dès lors qu’on évoque une charte, on insinue dès le départ une singularité. Elle implique l’idée qu’on pourrait se mettre en dehors de la législation en vigueur.
Reporters.dz : Parlons maintenant des rapports entre la France et l’Algérie sur l’histoire mémorielle qui n’est pas tout à fait accomplie quand on sait que l’Algérie n’a toujours pas récupéré ses archives détenues en France. On parle seulement de 2% environ aujourd’hui. Qu’en est-il au juste selon vous ?
Ghaleb Bencheikh: A un moment donné, il faut qu’on sorte de l’histoire officielle. C’est une marque d’arriération que de croire que le politique peut régenter l’histoire et lui imprimer un caractère officiel. En ce qui concerne la France et l’Algérie, il y a, certes, un sérieux problème d’archives quant à leur restitution. Les relations franco-algériennes ont toujours été des relations passionnées, passionnelles. Il faut savoir les dépasser aujourd’hui, nous l’avons toujours dit. La France et l’Algérie ont un avenir commun et l’axe Paris-Alger est un axe structurant dans l’avenir des peuples algérien et français et par-delà dans toute la région. Ces 2% d’archives mis à disposition de l’Algérie par la France restent en décade ce qui est requis pour l’écriture d’une histoire objective. Il incombe donc aux autorités françaises de s’acquitter de cette dette et de remettre les archives à leurs destinataires: les Algériens. Puis, il faut les confier aux Archives nationales ou aux institutions officielles comme les universités, les bibliothèques où les historiens, universitaires, chercheurs, et autres étudiants pourront travailler librement.
Reporters.dz : D’après ma collègue Zahra Ferhati, journaliste TV que j’ai associée à ce questionnement, les sociétés musulmanes ont certes évolué. L’apport économique de la gente féminine est indéniable de ce côté là. Aussi est-il logique que la loi sur l’héritage notamment sur la part des femmes reste la même qu’à l’époque où la femme était un objet économique? Quel est donc votre sentiment à cet égard?
Ghaleb Bencheikh : Je répondrai non. Car on ne peut pas figer la dévolution successorale au temps du VIIe siècle. La femme est aussi actrice du développement économique et continuer à lui attribuer une demi-part d’héritage est injuste. Les islamistes rétorqueront que ce n’est pas toujours le cas, que la femme jouit de l’autonomie financière, qu’elle n’est pas tenue de subvenir aux besoins de la famille…Or, tout cela relève d’un modèle ancien, dépassé. Il est totalement obsolète. Et encore une fois, à notre époque contemporaine, l’homme et la femme doivent ensemble œuvrer au bien-être de la famille. Continuer à cryogéniser, à fossiliser, à calcifier des dispositions législatives et des normes juridiques du VIIème siècle est inique et inacceptable.
Reporters.dz : Aujourd’hui, la femme musulmane a accédé à des postes très sensibles dans la gestion de la cité mais reste encore mineure par rapport au mariage. Qu’en dites-vous?
Ghaleb Bencheikh : Dans les sociétés à majorité musulmane, en particulier dans le cas algérien, la femme peut accéder en théorie à la magistrature suprême. Imaginons un seul instant qu’on ait une femme présidente de la République qui veut se marier. Se posera une question: Est-ce qu’à ce moment-là, alors qu’elle commande aux destinées de la nation, aura-t-elle besoin d’un tuteur pour se marier? C’est un non-sens total. Il faut l’abolir. La femme n’a pas besoin d’un tuteur si elle a envie de se marier ou de voyager.
Reporters.dz : Croyez-vous un instant que le monde musulman est prêt à une relecture du texte coranique dans son contexte historique et cultuel pour une mise à jour moderne?
Ghaleb Bencheikh : Si le monde musulman n’est pas prêt à faire une relecture moderne ou une mise à jour de la compréhension du texte coranique, il signera sa régression tragique. La question sera alors « être ou ne pas être musulman…au XXIe siècle ». Il faut pourtant savoir relativiser le texte à son contexte et ne pas l’utiliser comme un prétexte pour un nouveau contexte, sinon on prendra en otage le texte. En fait, on est obligé d’avoir une interprétation pour que les croyants puissent vivre en bonne conscience avec l’intelligence hybride, celle du cœur et de l’esprit et renouer avec l’humanisme d’expression arabe en contextes islamiques. Cet humanisme est oblitéré, occulté, ignoré, effacé des mémoires, insoupçonné. Pour le ranimer, le revivifier et le conjuguer avec d’autres apports venant d’autres horizons confessionnels et civilisationnels, il faut alors avoir cette nouvelle lecture hardie, appropriée avec les outils de l’intelligence et de la connaissance: l’herméneutique, l’exégèse moderne, la philologie, l’historiographie, la linguistique, la sémiotique…Encore une fois, toutes ces disciplines des sciences de l’homme et de la société doivent concourir à comprendre le texte d’une manière intelligente et élévatrice.
Reporters.dz : Parlez- nous de votre dernier ouvrage le « Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes »* qui vient de paraitre aux éditions Lattès.
Ghaleb Bencheikh :Dans ce premier volet (c’est un triptyque, ndlr) j’aborde les questions relatives à la laïcité et la sécularisation. Il faut comprendre cette dernière – une fois théorisée – comme un bien pour les sociétés musulmanes. Parce qu’avoir des individus qui viennent nous dire qu’ils ont su pénétrer « le désir politique » de Dieu, c’est un mensonge manifeste. Tout comme ceux qui disent qu’ils ont réussi à scruter la volonté divine et qu’ils sont les seuls à l’avoir comprise pour vouloir l’imposer à leurs semblables. C’est aussi faux. N’importe qui est devenu le procurateur de Dieu et le défenseur exclusif de ses droits sur terre. Il est vrai que par essence, l’islam est une religion monothéiste vénérant un dieu unique, Dieu de bonté, d’amour et de miséricorde, mais l’organisation de la cité est avant tout une affaire humaine. L’ouvrage est écrit comme une compilation de plusieurs conférences prononcées afin de donner une assise doctrinale à la désintrication de la politique d’avec la religion islamique. A mon niveau et très modestement, j’essaie de montrer qu’à travers l’histoire, bien qu’il n’y eût pas eu une science politique autonome en contextes islamiques, il y eut une véritable tradition de « miroirs des princes ». Le théologico-politique s’est affirmé en se crispant davantage avec le wahhabisme et avec la doctrine des « Frères musulmans ». La révolution khomeyniste n’a rien arrangé dans l’obédience shiite. Il est temps de revenir à la démocratie et au respect des libertés fondamentales.
« Petit manuel pour un islam à la mesure des hommes » est un livre qui traite de la désacralisation de la violence et surtout de l’égalité homme/femme. Une réflexion sur l’islamophobie, sur la liberté de conscience, la législation positive ou « le positivisme juridique » complète l’ensemble. De ce fait, les sociétés musulmanes évolueront quand elles laisseront place au droit positif au 21ème siècle : « On ne coupe pas la main du voleur, on ne lapide pas les femmes, on ne bastonne pas les impudents »!
Une proposition de lecture à la faveur de la modernité et la démocratie.
* Paru aux éditions JC Lattés. Février 2018. 16 euros.
*Ghaleb Bencheikh : Docteur ès sciences, formé en philosophie et en théologie, est unislamologue franco-algérien. Il est auteur de nombreux ouvrages et essais ayant trait au fait islamique, à la laïcité et bien d’autres sujets sur les problématiques des sociétés contemporaines. Ses conférences sont réputées dans les colloques nationaux et internationaux. Il est aussi Producteur et animateur de l’émission « Questions d’Islam » chaque dimanche sur France Culture et présente l’émission Islam sur France2. Membre du bureau de la Fondation de l’Islam en France, il préside aux destinées de la Conférence mondiale pour la Paix.
Propos recueillis par Jacky NAIDJA
avec la collaboration de Zahra FERHATI